9 octobre 2021

On revient au début

Les collectifs internationaux de journalistes

Depuis dimanche dernier, 150 médias de divers pays publient des enquêtes sur des paradis fiscaux dans le monde basées sur une fuite de millions de documents confidentiels surnommés « Pandora Papers ». Ces documents ont été fournis par une source anonyme au Consortium international des journalistes d’investigation. Ce type de collectif international de médias a émergé au tournant des années 2000, avant de gagner en notoriété dans les années 2010 en publiant des enquêtes au retentissement mondial.


Le concept

Des collectifs internationaux de médias, comme le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) et l’European Investigative Collaborations (EIC), ont divulgué ces dernières années de nombreuses affaires autour de questions transnationales, comme la fraude fiscale et la corruption. Ces organisations indépendantes mettent en réseau des journalistes afin de travailler de façon collaborative autour d’une même enquête. Pendant plusieurs mois, elles coordonnent des recherches basées le plus souvent sur des fuites de données informatiques massives, appelées « leaks », qui nécessitent pour les traiter d’importants moyens dont un média seul ne dispose pas forcément. Ce journalisme collaboratif a été rendu nécessaire par l’émergence d’une « société mondialisée où les entreprises, les services de police et même les criminels coopèrent à travers les frontières », expliquait la directrice adjointe de l’ICIJ Marina Walker dans Le Monde en 2016. L’impact de ces révélations est mondial, avec une parution simultanée dans tous les médias partenaires.


Les dates clés

1997

En 1997, le Center for Public Integrity (CPI), une organisation américaine de journalistes d’investigation, crée l’ICIJ afin d’étendre son modèle de journalisme d’investigation sur « des questions qui ne s’arrêtent pas aux frontières nationales », comme la corruption et la criminalité transfrontalière. L’ICIJ publie une première enquête en 2000 sur l’implication d’industriels du tabac dans la contrebande de cigarettes, grâce à une équipe de journalistes basés dans six pays. Après des enquêtes sur l’industrie de la pêche ou encore le commerce de tissus humains, l’ICIJ publiera à partir de 2013 une série d’enquêtes sur des pratiques fiscales frauduleuses dans le monde. Parmi elles, les « Panama Papers » révèleront en 2016 l’existence d’un vaste système d’évasion fiscale qui concerne d’éminentes personnalités, dont des chefs d’État. Après le retentissement mondial de ces révélations, l’ICIJ deviendra indépendant du CPI en 2017. Il est financé entièrement par des dons.

2010

En juillet 2010, trois médias, The Guardian, The New York Times et Der Spiegel, publient les « War Logs », des révélations issues de documents confidentiels de l’armée américaine sur la guerre d’Afghanistan. Ces documents ont été fournis aux médias par l’organisation WikiLeaks, qui les a obtenus d’une source anonyme, identifiée plus tard par la justice américaine comme étant Chelsea Manning, une ancienne analyste militaire américaine. Plus de 90 000 documents composent cette fuite. Des journalistes des trois médias ainsi que des informaticiens ont travaillé ensemble pour rendre ces documents exploitables dans une base de données sécurisée qu’il a fallu créer. Avec ces révélations de WikiLeaks en 2010, « un nouveau coup d’accélérateur a été donné à ce type de collaboration journalistique, en association avec des développeurs informatiques et des lanceurs d’alerte », analyse Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information et de la communication, en 2016 dans The Conversation. Selon lui, la « montée en régime » des pratiques du journalisme de données est un constituant de ce « nouvel écosystème du journalisme d’investigation ».

2017

En octobre 2017, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, qui enquêtait sur des affaires de corruption de responsables politiques de Malte, est assassinée dans le pays lors de l’explosion de sa voiture piégée, dans des circonstances qui restent à élucider. Cet assassinat survient quelques semaines après la création de Forbidden Stories, un consortium international lancé en France avec pour objectif de poursuivre et publier les enquêtes de journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés dans le monde. Forbidden Stories décide de coordonner 18 médias dans 15 pays pour reprendre le travail de Daphne Caruana Galizia et enquêter sur sa mort. Les premiers articles du « Projet Daphne » sur la corruption et le blanchiment d’argent à Malte sont publiés en avril 2018. Ils ont mobilisé 45 journalistes pendant cinq mois, qui ont travaillé sur 750 000 documents, selon le consortium Forbidden Stories. Ce consortium est né de l’idée de pouvoir « vaincre la censure par le journalisme collaboratif », explique son fondateur, Laurent Richard, dans The Guardian en 2018.

2021

Les gouvernements de 24 États ont recouvré 1,36 milliard de dollars (1,15 milliard d’euros) d’arriérés d’impôts et de pénalités en lien avec les révélations des « Panama Papers », selon un bilan publié en avril 2021 par l’ICIJ. En France, l’administration fiscale a ainsi récupéré près de 126 millions d’euros liés aux « Panama Papers », en menant à bien 50 redressements, tandis que des centaines de procédures étaient toujours en cours en janvier 2021, précise Le Monde, partenaire de l’ICIJ. L’administration fiscale explique le nombre limité de redressements par « l’absence de coopération de certaines administrations fiscales » dans le monde, « dont dépend la France pour obtenir des documents nécessaires aux rectifications », soulignait un rapport parlementaire de septembre 2019. Plus de 427 milliards de dollars de recettes fiscales échappent aux États chaque année à cause de l’évasion fiscale, dont 20 milliards de dollars pour la France, selon une étude de l’ONG de lutte contre l’évasion fiscale Tax Justice Network parue en novembre 2020.


Les projets

« Football Leaks ». Le consortium European Investigative Collaborations (EIC) a publié en 2016 les « Football Leaks », qui révèlent des pratiques d’évasion fiscale, de conflits d’intérêts ou encore d’exploitation de joueurs mineurs dans le milieu du football professionnel européen. Le journal allemand Der Spiegel avait obtenu 18,6 millions de documents confidentiels d’un lanceur d’alerte, avant de travailler avec 12 médias de l’EIC, dont Mediapart, pour traiter l’immensité des données.

Scandales environnementaux. En 2019, le consortium Forbidden Stories a publié, via 30 médias, le projet « Green Blood », une série documentaire et d’articles qui reprennent les investigations de trois reporters empêchés d’enquêter sur les dommages environnementaux causés par des compagnies minières. Le projet « Green Blood » révèle les méthodes opaques et polluantes de ces entreprises en Inde, en Tanzanie et au Guatemala.

« Pushback » de migrants. Huit médias de Lighthouse Reports, un consortium de médias européens basé aux Pays-Bas, dont Libération, ont publié mercredi une enquête révélant des pratiques de refoulements illégaux de migrants aux frontières extérieures de l’UE en Grèce, en Roumanie ou en Croatie. L’enquête s’appuie sur des scènes filmées pendant plusieurs mois sur place. Lighthouse Reports vise à « fournir un journalisme d’intérêt public sur les migrations, les conflits et la corruption ».